"C'est une véritable révolution copernicienne !" Arno Pons, le directeur général du think tank Digital New Deal Foundation, est dithyrambique au moment d'évoquer le Digital Market Act (DMA), ce texte présenté par Thierry Breton en décembre dernier pour mieux réguler les géants du Web. Estimant que le droit à la concurrence est inadapté à cette typologie d'acteurs, dont l'omniprésence leur permet de se comporter comme des contrôleurs d'accès du numérique (gatekeepers), le commissaire européen a décidé de leur réserver un traitement de "faveur". A la clé, une série d'obligations dont les maîtres mots sont l'interopérabilité des services, la transparence sur les données exploitées et l'arrêt du self preferencing (le fait de favoriser ses propres outils). De quoi, espère la Commission, contrebalancer un peu de la puissance de frappe que leur confèrent leurs parts de marché, leurs effets de réseaux et la data qu'ils moulinent à foison. "Il s'agit de rendre un peu plus équitable un marché, le numérique, où plus qu'ailleurs prime est donnée au leader", résume le directeur général France de fifty-five, Pierre Harand.

La Commission européenne n'a, pour l'instant, pas communiqué l'identité des sociétés concernées par cette nouvelle régulation. Est labellisé gatekeeper tout acteur occupant une position d'intermédiation entre une base d'utilisateurs importante et un grand nombre d'entreprises, de même qu'une position économique forte au sein de l'espace européen. Ils devraient être moins d'une dizaine à correspondre à ce cahier des charges. Dont, c'est une certitude, les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). "Ce règlement sur-mesure va enfin permettre à la Commission européenne de cadrer des acteurs qui ont fait un peu ce qu'ils voulaient pendant 20 ans", se félicite Arno Pons. Le dirigeant sait de quoi il parle. Son think tank a été fondé par Olivier Sichel, l'ancien PDG du comparateur de prix français LeGuide.com. Ce dernier a longtemps dénoncé les pratiques de Google, l'accusant de favoriser son propre service, Google Shopping, et a dû attendre 7 ans pour faire condamner l'Américain. Le montant historique de l'amende, 2,42 milliards d'euros, reversée au budget européen, n'aura été qu'une maigre consolation pour un service dont l'audience a dégringolé dans le laps de temps.

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Le Français est un exemple parmi beaucoup d'autres d'entreprises qui ont souffert des pratiques anti-concurrentielles des géants du numériques. Des groupes qui sont, dans le meilleur des cas, condamnés après un long marathon judiciaire à des amendes quasiment sans effet sur leurs bilans financiers. Jusqu'à aujourd'hui ? "Cette nouvelle règlementation est un moyen de remédier à l'asymétrie qui existe entre le travail des autorités de la concurrence, qui s'inscrit dans un temps long, et le modus operandi des Gafam qui est plutôt move fast and break things", relève Damien Géradin, avocat qui représente le marché de la publicité dans une plainte contre Apple. Plutôt que de frapper lorsque les victimes se comptent, en nombre, sur le bas-côté de la route, la Commission européenne veut donc se donner les moyens d'intervenir avant que le crime soit commis. "On parle de règlementation ex ante", précise Damien Géradin.

"Le Digital Market Act semble vouloir mettre un terme au concept de walled gardens, ce fonctionnement en vase clos qui a permis à Google et Facebook de dominer le marché" 

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Dans un marché de la publicité numérique dont Google et Facebook captent près des trois-quarts des revenus (et 90% de la croissance), c'est peu dire que le nouveau texte a été scruté de près. Et que ses effets pourraient vite se faire sentir… "Le Digital Market Act semble vouloir mettre un terme au concept de walled gardens, ce fonctionnement en vase clos qui a permis aux deux géants publicitaires de dominer le marché", observe Pierre Harand. Les gatekeepers seront en effet contraints de s'ouvrir sur l'extérieur, qu'il s'agisse de permettre à des tiers d'acheter de l'inventaire chez eux ou de mesurer la performance de leurs campagnes. Une excellente nouvelle pour deux typologies d'acteurs qui souffrent particulièrement de la concurrence de Google et Facebook. Les adtech, qui se font évincer du marché par la plateforme tout en un de Google, et les éditeurs, qui peinent à rivaliser avec le reach et l'automatisation que proposent les plateformes de Google et Facebook.

Fini les exclus ! Google devra laisser ses concurrents DSP acheter l'inventaire de Youtube et permettre à ses concurrents SSP de profiter de la demande issue de Google Adex.

Parce que le DMA demande aux gatekeepers de ne plus bloquer l'accès à leurs services par des tiers, Google devra enfin laisser les plateformes d'achat programmatique (DSP) accéder à l'inventaire de Youtube. Cette exclusivité fait de son propre outil d'achat DV360 un passage obligé pour tout annonceur qui veut acheter de la vidéo sur le Web. De la même manière, Google devra permettre aux autres adservers et SSP d'accéder à la demande publicitaire issue de l'environnement Google Adex, par lequel transite notamment toutes les campagnes diffusées depuis la plateforme d'achat Google Ads. Un énorme apporteur de business donc, dont il est impossible pour un éditeur de se passer aujourd'hui. De sorte que la plupart des groupes médias se sont, au cours de ces dernières années, tournés vers l'adserver de Google, Google Ad Manager. "Nous étions une dizaine il y a quelques années et Smart est aujourd'hui le dernier indépendant à offrir une alternative à Google sur ce terrain", rappelle Arnaud Créput, PDG de Smart. Si l'outil d'achat de Google, DV360, équipe plus de la moitié des annonceurs, et que son outil de vente, Google Ad Manager concerne, lui, plus de 90% des éditeurs, c'est parce qu'ils sont tous deux très performants… mais aussi parce qu'ils donnent accès des services et environnements que Google refuse à ses concurrents. En mettant un terme à cette pratique, le DMA restaurera un peu d'équité dans les règles du jeu.

Les éditeurs français espèrent qu'il contribuera à faire de même pour la vente d'inventaire publicitaire online. Ils dénoncent depuis des années le fait que Facebook, principal pourvoyeur d'impressions display, ne soit pas logé à la même enseigne en ce qui concerne la mesure de la performance de ses campagnes. Ce dernier est en effet juge et parti, puisque les annonceurs se contentent de données qu'il leur remonte directement. Les outils indépendants, spécialisés dans la mesure de la visibilité et de la brand safety, ne peuvent accéder aux informations à la source. "Un modèle blackbox qui cache une attention des internautes de moins bonne qualité", estime Arnaud Créput.

Au-delà des nombreuses erreurs qui ont, par le passé, émaillé ses reportings publicitaires, Pierre Harand rappelle que "le simple fait que Facebook se mesure lui-même lui confère un avantage parce que son outil de tracking est exhaustif alors que ses concurrents, qui sont mesurés par des outils tiers, ne peuvent pas en dire autant." Avec le DMA, ce ne sera plus possible. Le texte stipule que "les gatekeepers devront fournir aux entreprises qui font de la publicité sur leur plateforme les outils et les informations nécessaires pour que les annonceurs et les éditeurs puissent effectuer leur propre vérification indépendante des annonces publicitaires hébergées par le contrôleur d'accès".

"On resilote des services qui, lorsqu'ils sont croisés, permettent à ces acteurs de concilier opacité et position dominante" 

Ils ne pourront également plus utiliser les données collectées à travers plusieurs services pour profiler un utilisateur contre son gré. Ce dernier devra donner son consentement pour chaque site qui collecte de la donnée le concernant, de manière explicite, dans le respect du RGPD. Une contrainte qui rendra plus compliqué pour Google le mix de données issues des différents services de son écosystème (Android, Chrome, Youtube, Google Search…) et pour Facebook le couplage des données récoltées via Facebook, Messenger ou Instagram. "Ce sera plus difficile pour ces géants qui font de leurs modèles de données un avantage compétitif d'être aussi fins en matière de ciblage publicitaire", analyse Arnaud Créput. Une séparation des pouvoir dans la donnée qui s'apparente, selon le terme d'Arno Pons, à "un démantèlement doux". "On resilote des services qui, lorsqu'ils sont croisés, permettent à ces acteurs de concilier opacité et position dominante. Ce sera plus efficace que de les démanteler juridiquement ou capitalistiquement", estime le lobbyiste.

Ces mesures seront-elles suffisantes pour rééquilibrer le marché ? L'économiste Pierre Bentata, auteur d'une note sur "La concurrence et la structure du marché des plateformes numériques", n'en est pas convaincu. "Le principe du sentier de la dépendance fait qu'il est très compliqué, même en changeant les règles, de renverser les habitudes." En clair, pas sûr que les éditeurs français se ruent chez Smart ou Xandr parce qu'ils donnent enfin accès à la demande Google AdEx. D'autant que ces changements sont assez lourds techniquement. On peut également se demander si les annonceurs, pas toujours très matures en ce qui concerne le digital, prendront la peine de consulter les reportings auxquels ils auront droit pour voir si Google et Facebook sont vraiment plus performants que les autres…

Autre point évoqué par le DMA : celui des rachats d'entreprise. Le succès de Google et Facebook s'est aussi construit à grands renforts d'acquisitions. Le duo n'a pas regardé à la dépense pour mettre la main sur des sociétés qui lui ont permis de rester tout en haut de l'affiche. Fin 2019, Google avait procédé à 236 acquisitions depuis sa création et Facebook a racheté à ce jour 55 sociétés, rappelle l'inspectrice des finances Anne Perrot, dans son rapport sur la publicité à l'heure du numérique. Il est évident que Google n'aurait pas une telle mainmise sur le marché pub s'il n'avait pas racheté Doubleclick et Youtube il y a quelques années. "De même que si on avait empêché Facebook de racheter Instagram et Whatsapp, il ne serait pas incontournable comme il l'est aujourd'hui au sein de l'univers applicatif", illustre Arno Pons. Le rachat des deux pépites a permis à Mark Zuckerberg de remédier à la désertion de son réseau social historique par les plus jeunes.

Conscient que les paliers (de chiffre d'affaires notamment) à partir desquels une acquisition fait l'objet d'une enquête par les autorités de concurrence sont inefficaces, la Commission européenne corrige le tir. Les gatekeepers devront désormais lui signaler tout projet d'acquisition d'entreprise en Europe. Est-ce que ce sera suffisant pour empêcher des killer acquisitions (soit le fait de tuer dans l'œuf un concurrent potentiel en le rachetant) ou les opérations de concentration ? Pas sûr non plus… Le rachat de Whatsapp avait, après tout, été scruté de près par les autorités de concurrence. Facebook s'était même, à l'époque, engagé à bien cloisonner ses activités de celles du service de messagerie. Avant de se dédire quelques années plus tard…

Arnaud Créput se rappelle, lui, que lorsque que google a racheté Doubleclick en 2007, il s'était engagé auprès de l'autorité de la concurrence à bien cloisonner cette solution de ses propres outils. "Il a fait exactement le contraire au moment de l'explosion du programmatique, 8 ans plus tard", pointe le dirigeant. Sans faire d'ailleurs l'objet d'aucune sanction. Mais tout est une question de volonté à en croire Arno Pons qui rappelle que "Margrethe Vestager est autrement plus diligente que son prédécesseur et que Thierry Breton a montré, depuis son arrivée, qu'il voulait préempter le sujet." Comprendre que les mêmes dossiers n'auraient aujourd'hui certainement pas la même issue.

"Le DMA propose un véritable arsenal juridique qui favorisera la compétition, là où le RGPD s'est pris les pieds dans le tapis, en donnant un nouvel avantage concurrentiel aux environnements logués"

"Le DMA propose un véritable arsenal juridique qui favorisera la compétition, là où le RGPD s'est pris les pieds dans le tapis, en donnant un nouvel avantage concurrentiel aux environnements logués", se félicite Arnaud Créput. Sous réserve que le texte, qui sera débattu devant le parlement européen, ne soit pas vidé de sa substance d'ici son adoption début 2022. On imagine les avocats des Gafm, ces rois du lobbying, sur le pied de guerre. On peut aussi s'inquiéter des moyens que la Commission européenne allouera à la mise en application de son texte. Car pour être capable de contrôler les gatekeepers comme le Digital Market Act y prétend, il faut y mettre les moyens. "Le risque c'est d'avoir une règlementation inopérante à cause des contraintes budgétaires", prévient Pierre Bentata. Damien Géradin note d'ailleurs que la Commission européenne parle de 80 collaborateurs pour assurer le respect du DMA, là où "il en faudrait sans doute trois fois plus pour espérer rivaliser avec la débauche de moyens des Gafam."

Anne Perrot assure, elle, dans son rapport, que pour être efficaces les "autorités devront pouvoir agir sur la base des mêmes informations que les plateformes." Cela impliquerait donc d'être informées de tout changement substantiel provenant de ces dernières et pouvoir, en cas de doute, accéder aux données brutes. Cela signifierait également d'avoir les ressources et la matière grise pour comprendre ces données : des data scientists. Ça tombe bien, les autorités de la concurrence commencent à s'y mettre. "L'Autorité de la concurrence française a recruté ses trois premiers data scientists en 2020, pointe Thibault Schrepel, professeur spécialisé en droit à la concurrence." Son homologue anglaise, la CMA, en compte déjà une vingtaine. Thibault Schrepel estime d'ailleurs que la lutte contre les pratiques anti-concurrentielles va devoir se mettre à l'automatisation et au machine learning pour être plus efficace. "Les données récoltées auprès des gatekeepers pourraient nourrir une IA chargée de lever un drapeau rouge lorsqu'une décision ou une acquisition est de nature à bousculer les équilibres", illustre-t-il.

Encore faut-il, pour cela, que les régulateurs se structurent pour comprendre les businesses des Gafam, amoncellements de constructions technologiques hyper complexes et de logiques marketing pointues. Prenons l'exemple de la préférence donnée par Google Ad Manager à la demande Google (DV 360 et Google Adex en tête). Cette préférence peut sans doute se justifier, côté Google, par une meilleure interopérabilité entre les outils. Entre self-preferencing et synergie, la frontière est parfois ténue. "Je doute que l'UE aura les talents pour la distinguer. Elle n'aura, je pense, pas d'autre choix que de travailler main dans la main avec l'interprofession", constate Arno Pons.  L'interprofession, justement, se félicite de ce Digital Market Act. "Ce texte va recréer de la concurrence et permettre l'émergence de nouveaux champions européens", espère Nicolas Rieul, président de l'IAB France, l'association qui réunit la plupart des acteurs de la publicité en ligne. Pierre Harand émet toutefois une réserve. "C'est bien d'équilibrer avec les pouvoirs dominants mais ça ne suffira pas à favoriser l'émergence de pépites locales." "Il faut arrêter de penser les règlementations en silo, abonde Pierre Bentata. Et plutôt que d'entraver les grosses entreprises, il s'agit d'aider les petites à devenir grosses." L'économiste estime que le soucis numéro 1 en Europe, c'est celui du financement des entreprises qui, passé quelques tours de financement, n'ont plus qu'un but, se vendre. "Il faut créer un cadre efficace pour attirer les investisseurs en Europe", prévient-il. Mais c'est un tout autre débat….

Cet article a également été publié dans Adtech News, supplément papier du magazine CB News, dédié à l'adtech et au martech. Dans l'édition de février , un dossier sur la régulation des GAFA, l'interview de la directrice marketing France de Made, un focus sur la start-up Datakili, une analyse de l'impact des impressions fantômes et le baromètre du programmatique. 

source : https://www.journaldunet.com/ebusiness/publicite/1497207-face-a-google-et-facebook-l-ue-legifere-l-adtech-espere-les-consommateurs-laissent-faire/